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[Dossier] Enseignement supérieur : Quand la Tunisie tourne le dos à son université publique

ISIN : TN0009050014 - Ticker : PX1
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Caractérisée par l'inadéquation entre les formations et les besoins de l'économie qui se manifeste notamment par une faible part de l'enseignement technique, une absence de formation pédagogique des enseignants et un système LMD devenu obsolète, l'université tunisienne ne connaît pas ses meilleurs jours. Décryptage.

Le système de l'enseignement supérieur tunisien date de plusieurs décennies. Il est grand temps de faire le bilan de ce système qui est aujourd'hui au cœur de toutes les critiques. Dégradation de la qualité d'enseignement, fuite du cadre enseignant, perte de crédibilité pour plusieurs universités et manque de contrôle sur le secteur privé, tout renvoie à un contexte de crise. Mais ce qui enfonce davantage le clou, c'est notamment son incapacité à produire de futurs diplômés qualifiés et capables d'intégrer directement le marché d'emploi, un constat qui fait l'unanimité et qui explique, en partie, le taux de chômage considérable dont souffre le pays.

Aux origines de la crise figurent l'absence d'une évaluation de ce système plusieurs décennies après sa mise en place, mais aussi le défaut de politiques publiques à même de réformer certains de ses aspects. En résumé, nous nous trouvons face à un système, à des exceptions près, défaillant et qui ne répond plus aux exigences du marché d'emploi marqué par la grande concurrence et la montée en puissance de nombreuses nouvelles spécialités notamment technologiques.

La Tunisie dispose-t-elle réellement d'un modèle d'enseignement supérieur ? Existe-t-il des stratégies nationales en matière d'enseignement supérieur ? Veut-on sacrifier l'université nationale au profit de la privatisation du secteur de l'enseignement supérieur ? Où résident précisément les maux du système d'enseignement supérieur tunisien ?. 

L'histoire de l'enseignement supérieur en Tunisie ne commence pas avec l'université nationale. Celle-ci est le fruit d'une volonté politique et d'un texte de loi qui ont donné une impulsion fondamentale au tissu universitaire actuel. Cependant, on peut considérer le décret du 31 mars 1960 qui suit la réforme générale de l'enseignement en Tunisie, portant l'organisation de l'Université de Tunis à travers ses différentes facultés, comme ancêtre de l'enseignement supérieur. Même si ce décret-loi ne vient pas sur un désert législatif, plusieurs initiatives post-indépendance ont vu le jour pour donner lieu à certaines universités.

Même avant, pour rappeler le contexte général dans lequel l'université tunisienne a vu le jour, il faut faire référence à quelques institutions hétéroclites dont l'Université Zitouna qui dispensait un enseignement dit supérieur de type traditionnel et à quelques écoles coloniales notamment d'agriculture. La naissance de l'université tunisienne se faisait donc dans un contexte d'insuffisance notoire de la scolarisation à tous les niveaux et de déstabilisation politique,  économique et sociale, au lendemain de l'Indépendance.

Au départ, la stratégie et politique nationales en matière d'enseignement supérieur portaient sur un seul et unique objectif : permettre aux générations de l'Indépendance un encadrement supérieur pour combler les vides de l'administration tunisienne, cela explique le nombre de plus en plus important d'étudiants à l'époque. Ces politiques mises en place ont été consolidées par la création du ministère de l'Enseignement supérieur en 1977 qui se lance dans une véritable réforme de l'université tunisienne en restructurant le système d'enseignement, réévaluant certaines filières, donnant naissance à de nouvelles universités. 

L'enseignement supérieur en Tunisie a également connu une réforme d'envergure en 2006, quand il devient conditionné par le système LMD, acronyme de Licence – Master – Doctorat. Ce régime est imposé pour toutes les formations mis à part les filières d'ingénierie, de médecine et d'architecture. Une réforme de l'enseignement supérieur qui, alors, s'adaptait aux standards européens. Ce système basé sur trois niveaux – licence, master et doctorat - est un agencement de l'enseignement en semestres et en unités d'enseignement.

Le système LMD avait pour objectif initial d'instaurer un modèle de formation flexible et efficace, à caractère académique et appliqué et équivalent au niveau international. Depuis cette réforme majeure, à laquelle l'union européenne a largement contribué, aucune évaluation à grande échelle du système d'enseignement supérieur et du rendement de l'université tunisienne n'a été faite. En effet, évoquer la politique de l'éducation en général et notamment celle de l'enseignement supérieur en particulier, c'est aussi évoquer les orientations profondes de la politique tunisienne. Jusqu'ici aucun bilan n'a été fait pour évaluer cette expérience longue de six décennies. Quelles orientations veut donner la Tunisie à son université ? Est-elle dotée d'une véritable politique nationale d'enseignement supérieur ?

Depuis 2003, chaque 15 août l'université Jiaotong de Shanghai publie une liste des 1000 meilleures universités au monde, l'Academic Ranking of World Universities, plus connue sous le nom de Classement de Shanghai. En 2020, seule l'Université de Tunis El Manar figure dans ce classement, entre la 901e et la 1000e place, c'est-à-dire en bas du classement. Même si l'UTM est l'unique université du Maghreb arabe figurant dans le top 1.000 du Shanghai Ranking, elle est classée 11ème en Afrique et 10ème dans le monde arabe, cependant, cet indicateur montre bel et bien que l'université tunisienne est en crise.

Absence de politiques publiques ?

Au fait, cette crise résulte selon certains spécialistes d'une absence d'une politique nationale en matière d'enseignement supérieur. "On ne sait pas que veut-on faire de nos étudiants, encore moins de nos universités et notre système d'enseignement supérieur", se désole dans ce sens Adel Boughdir, conseiller et expert en matière de projets éducatifs et d'enseignement. Pour lui, la Tunisie ne dispose pas d'une véritable politique d'enseignement supérieur, et n'est pas, actuellement, en mesure de mettre en place des stratégies nationales à moyen et long termes dédiées à l'université nationale à défaut de programmes d'évaluation.

"Si on dit que tout est politique, on s'aperçoit que l'université nationale est victime de l'inaction politique. Depuis la mise en place du régime LMD, la Tunisie n'a pas évalué son système d'enseignement supérieur, encore moins la structure de ses universités et programmes d'enseignements, alors que le monde et les métiers évoluent chaque minute", détaille-t-il. 

Manoubi Marouki enseigne le journalisme depuis plus de 30 ans à l'Institut de presse et des sciences de l'information. Pour lui, le modèle d'enseignement est devenu obsolète et ne répond plus aux défis actuels. Il rappelle dans ce sens que même si la Tunisie dispose de politiques publiques en matière d'enseignement supérieur, elles ne sont pas appliquées et n'ont pas été actualisées au vu de l'évolution des métiers, des technologies et des attentes des étudiants et notamment du marché d'emploi. "A l'Institut de presse et des sciences de l'information par exemple, il n'y a pas eu d'actualisation significative des programmes d'enseignement notamment à l'heure numérique. A ceci s'ajoute certainement le manque de coopération entre les universités et le milieu professionnel”. 

Pour Manoubi Marouki, il est nécessaire d'organiser une conférence nationale dont l'objet n'est autre que le devenir de l'enseignement supérieur en Tunisie. "Que veut-on faire de notre université nationale ? Quels étudiants veut-on créer ? Comment imaginons nous l'université tunisienne dans dix ans ?", s'interroge-t-il, pour dire qu'il faut tout revoir et tout adapter et remettre nos pendules à l'heure numérique.

Au fait, plusieurs pays disposent de lois qui garantissent une révision périodique des stratégies nationales en matière d'enseignement supérieur. En France par exemple, la loi prévoit que “soit élaborée, puis révisée tous les cinq ans, une stratégie nationale de l'enseignement supérieur (StraNES) qui s'inscrit dans les grandes orientations stratégiques de l'Etat. Dans le secteur auquel elle s'applique, cette stratégie devra définir les objectifs nationaux engageant l'avenir à l'horizon des dix prochaines années et présenter les moyens de les atteindre”. 

Le Maroc, pays concurrent de la Tunisie, dispose également d'une stratégie nationale visant à promouvoir l'enseignement supérieur et la recherche scientifique à l'horizon de 2025. L'objectif à moyen terme étant de positionner le “Maroc dans le club des pays producteurs de technologies, de permettre l'éclosion d'une économie à forte valeur ajoutée mais aussi de renforcer l'attractivité du Maroc pour les investissements étrangers, en conséquence. A plus long terme, il s'agit de préparer des relais de croissance qui deviendront vitaux pour l'économie".

Tout ça pour dire qu'en Tunisie, ce genre de stratégies nationales visant à promouvoir l'université nationale et à dresser le portrait d'une génération d'étudiants fait défaut et même si elles existent, aucun suivi n'est fait pour s'assurer de leur mise en place. A qui la faute ? Comment peut-on expliquer ce constat ?

IJABA, principal syndicat représentant les enseignants et chercheurs, accuse une discontinuité de la volonté politique à ce niveau. Un membre du bureau exécutif de ce syndicat explique cela est dû à l'absence de stabilité politique au niveau du ministère de tutelle suite à la nomination de différents ministres à la tête du département depuis la révolution, chose qui fait que nous nous trouvons dans cette situation. "Il est clair que l'absence d'une stratégie, voire d'une politique publique pour promouvoir le système d'enseignement supérieur et la recherche scientifique s'explique par l'absence d'une stabilité politique au département, mais aussi dans tout le pays. Chaque ministre qui prend les commandes de ce département se penche seulement sur la gestion des affaires brûlantes et sur les dossiers chauds, nous n'avons pas eu de ministre qui s'est fixé comme objectif de dresser des stratégies nationales en matière d'enseignement supérieur”, explique-t-il. 

Cependant, un responsable au ministère de l'Enseignement supérieur et de la recherche scientifique nous confirme qu'en 2014, le département avait mis en place en collaboration avec l'ensemble des autorités concernées, une stratégie participative et consensuelle pour promouvoir l'enseignement supérieur et la recherche scientifique. Cette stratégie 2015-2025 vise essentiellement à améliorer la qualité de l'enseignement supérieur et l'employabilité des diplômés du supérieur. Il s'agit d'élaborer une vision globale et complémentaire de l'université tunisienne à l'horizon 2025 avec la participation des différents intervenants. Mais, affirme-t-on, sa concrétisation reste tributaire des choix politiques et des actions entreprises pour concevoir ses principes et recommandations.

L'inévitable révision du système LMD

A l'heure où plusieurs pays arabes et africains, dont le Maroc, ont choisi de mettre fin au régime LMD (licence, master, doctorat) pour immigrer vers un système anglo-saxon, la Tunisie continue encore à appliquer un régime jugé "obsolète". 

Pour Safa Ghribi, député et membre de la commission parlementaire de la jeunesse, des affaires culturelles, de l'éducation et de la recherche scientifique, le système LMD a prouvé son échec en Tunisie contrairement aux autres pays européens, appelant à la nécessité de réviser ce système afin d'améliorer l'employabilité des jeunes diplômés. Elle a également exhorté le ministre de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique à accélérer la mise en œuvre de la réforme universitaire et à s'atteler à préparer la loi organique relative aux professeurs universitaires chercheurs.

Au fait, tous les intervenants soulignent la nécessité d'une réforme sérieuse et responsable du système LMD vu les difficultés accumulées depuis des années, notamment au niveau de sa capacité de former des étudiants à forte employabilité. "Pour promouvoir l'employabilité, réviser les matières enseignées, garantir l'ouverture de l'université sur son environnement extérieur afin de délivrer des diplômes reconnus à l'échelle internationale, il est aujourd'hui indispensable de revoir le système LMD qui touche à sa fin. De nos jours, il faut orienter les systèmes de l'enseignement supérieur à des cycles et des cursus orientés vers les marchés de l'emploi et vers les nouvelles technologies dont notamment l'internet des objets et l'intelligence artificielle", soutient, Dr. Mahmoud Ben Nasseur, universitaire et enseignant.

L'élite sanctionnée !

Parmi les maux de ce système de l'enseignement supérieur en Tunisie, réside aussi son incapacité à assurer des opportunités d'emploi ou de recherche même à ses docteurs et doctorants. Depuis juillet dernier, une dizaine de jeunes docteurs et doctorants sans emploi mènent une grève ouverte au siège du ministère de l'enseignement supérieur à Tunis. Une situation conflictuelle qui dure depuis plusieurs mois et qui témoigne d'une crise profonde qui secoue le système d'enseignement supérieur et de la recherche scientifique. En Tunisie, 69% des titulaires de doctorat sont au chômage.

Pour l'année universitaire 2018-2019, 11.629 étudiants sont inscrits au doctorat et 2.359 diplômés. En même temps, le nombre de postes à pourvoir a chuté pour des raisons budgétaires et démographiques.

Pour Anissa Sghayer, une des coordinateurs de l'union des docteurs et doctorants au chômage, "il existe entre 3.500 et 4.500 docteurs chômeurs en Tunisie, alors que durant les mois à venir 13.750 docteurs vont s'ajouter et vont aggraver la situation marquée par un manque d'employabilité accru, le ministère doit impérativement trouver des solutions à ce dilemme".

Elle affirme dans ce sens "qu'actuellement, 2.000 postes vacants existent dans les différentes universités publiques mais aussi dans les autres structures d'enseignement supérieur et de la recherche scientifique, sauf que l'autorité de tutelle refuse chaque année de lancer des concours de recrutements pour des raisons inconnues". Dernièrement, l'annonce faite par le chef du gouvernement portant sur le recrutement de 2400 doctorants dans l'université tunisienne, n'a pas calmé les esprits des sit-inneurs, la situation est toujours dans le blocage. Au fait, ce qu'ils revendiquent, c'est un recrutement systématique dans la fonction publique, une manière de préserver la dignité de ces docteurs et de leur offrir un environnement propice à la recherche scientifique.

Recherche scientifique en berne

Le budget alloué à la recherche scientifique pour l'année 2021 est estimé à seulement 143 millions de dinars, toutes spécialités confondues. Un budget qui ne correspond en aucun cas aux besoins d'un secteur indispensable. En effet, face à l'explosion simultanée des effectifs d'étudiants et des savoirs scientifiques, l'université tunisienne subit une transformation de fond la conduisant à introduire une logique marchande dans l'exercice de ses missions. Cette évolution rapide et généralisée de l'enseignement supérieur tunisien se conjugue avec un contexte global de libéralisation de l'économie pour donner lieu à un changement radical du mode de structuration de celui-ci, une rupture voire une véritable "fracture universitaire". 

Ceci amène à la montée en puissance des établissements universitaires privés qui manquent des mécanismes de contrôle et d'homologation des programmes d'enseignement.

Sauf que ces défis devaient en effet encourager le domaine de la recherche scientifique en Tunisie, qui est en stagnation depuis plusieurs années. "Le développement du secteur de la recherche scientifique devrait passer par celui du renforcement des synergies sur deux plans, celui des institutions universitaires et celui de l'environnement économique et social. Il faut entreprendre une logique pour mettre la recherche scientifique en Tunisie comme diapason de développement social et économique. Ceci passera notamment par la mobilisation de fonds nécessaires et l'établissement de convention et entrepreneuriat avec des unités de recherches et des structures étrangères", explique dans ce sens Moez Saidani, chef d'un laboratoire de recherche dans un établissement universitaire d'études technologiques.

Fuite du cadre enseignant  

De ce qui précède et face à ces entraves qui s'opposent au développement de l'université tunisienne et notamment en l'absence d'un environnement propice pour la recherche scientifique, plusieurs cadres enseignants ont décidé de plier bagages. Ce sont des pays comme l'Arabie Saoudite, le Qatar, les Emirats Arabes Unis, la France, le Canada et autres qui les accueillent à bras ouverts. En effet, l'exode des compétences et des cerveaux tunisiens implique aussi les enseignants chercheurs. Après une expérience en Tunisie, souvent marquée par des déceptions, ils profitent des offres des universités notamment dans les pays du Golfe pour consolider leurs carrières professionnelles et accéder à de meilleures conditions de travail surtout en matière de recherche scientifique.

Ce phénomène portant sur la fuite des enseignants tunisiens est marqué par le nombre croissant de cadres tunisiens partis à l'étranger et leur féminisation de plus en plus importante. Le départ de ces hauts potentiels est à considérer comme une perte plutôt que comme un gain pour la Tunisie. La fuite de ce cadre enseignant a un effet direct sur l'université tunisienne notamment en ce qui concerne les études de médecine et d'ingénierie. Nous apprenons dans ce sens que certains établissements universitaires souffrent de dépréciation du capital humain ce qui impacte considérablement la qualité de l'enseignement et le niveau des étudiants. 

T.K.

Publié le 12/03/21 14:43

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